Dieu prépara de bonne heure cette excellente vierge à la prélature à laquelle il l'avait élue et qu'elle devait exercer avec tant de gloire. Elle était du Soissonnais, et elle avait pour père et pour mère des personnes que leur noblesse et leur piété rendaient fort considérables dans le pays. Son enfance fut un modèle de pureté et d'innocence elle s'y exerça dans toutes les vertus qui peuvent consacrer une fille chrétienne. Saint Ouen, qui, de chancelier de France, devint archevêque de Rouen, étant allé chez ses parents, y découvrit ce trésor. Il leur persuada de ne pas la garder plus longtemps chez eux, mais de la mettre dans l'abbaye de Jouarre, qui florissait alors en sainteté sous la conduite de l'abbesse Théodechilde, dont nous avons parlé au 10 octobre. Ils y consentirent, et Bertille fut reçue dans cette maison comme une nouvelle lumière qui venait pour l'éclairer.
Sa vie y fut si sainte, sa conduite si sage et si édifiante, que toute la communauté en était dans l'admiration. Elle assujettissait la chair à l'esprit par des jeûnes et des veilles extraordinaires. L'oraison était son aliment, sa récréation et ses délices. Jamais elle ne résistait au commandement de ses supérieurs ; jamais elle n'y manquait d'un seul point, et celui qui a écrit son histoire ne fait point difficulté de dire que la promptitude et la pureté de son obéissance étaient incroyables. L'abbesse, ravie de sa vertu, lui donna premièrement la charge de recevoir les hôtes ce qu'elle fit avec toute la prudence et la charité que l'on pouvait désirer. Ensuite, elle la fit infirmière, et tous les malades eurent sujet de se louer de sa vigilance et de son assiduité. Enfin, elle la nomma prieure, afin qu'elle l'aidât à porter le poids de la charge que la divine Providence lui avait confiée.
Cet emploi l'ayant mise sur le chandelier, elle répandit avec plus d'éclat les rayons de sa sagesse et de sa sainteté. On voyait en elle la douceur jointe à la fermeté, la miséricorde à la justice, l'humilité à la grandeur de courage, et la prudence à la simplicité. Il arriva une chose qui fit paraître sa délicatesse de conscience et en même temps la force incomparable de ses prières. Une de ses religieuses, étant un peu émue, lui dit des paroles piquantes et injurieuses. La sainte n'eut aucune pensée de se venger, sachant bien qu'il est écrit : « Laissez-moi la vengeance, et je saurai bien punir ceux qui vous traversent ». Mais elle pria Dieu d'en faire lui-même le jugement. Peu de jours après, cette fille mourut subitement et sans avoir le temps de recevoir les sacrements. Bertille, accablée de douleur et craignant que son imprécation ne lui eût attiré ce châtiment s'approcha de son corps et la pria, avec larmes, de lui remettre la faute qu'elle pouvait avoir commise par sa promptitude. La défunte revint alors en vie et lui pardonna tout ce qui s'était passé, l'assurant que Dieu lui avait aussi fait miséricorde, et qu'elle était dans la voie du salut éternel. Après quoi elle s'endormit derechef en Notre-Seigneur.
Vers ce temps, la reine Bathilde fit bâtir l'abbaye de Chelles, où elle avait dessein de se retirer elle-même, lorsqu'elle serait dégagée de la conduite de l'Etat. Pour en composer la communauté, elle s'adressa à Théodechilde, abbesse de Jouarre, et la pria de lui donner quelques-unes de ses filles avec une supérieure, qui pussent jeter les fondements de cet édifice spirituel. Théodechilde y consentit, et, par la permission des évêques, elle lui donna Bertille pour abbesse, avec quelques autres religieuses. Saint Genêt, archevêque de Lyon et premier aumônier de la reine, les amena lui-même à Chelles et les en mit en possession.
Bertille gouverna cette maison pendant quarante-six ans, avec une prudence, une douceur et une piété merveilleuses ; et elle fut à Chelles ce qu'elle avait été à Jouarre, la plus fervente de toutes, la plus assidue aux divins offices, la plus humble, la plus austère, la plus patiente et la plus charitable. Elle voyait deux grandes reines à ses pieds : sainte Bathilde, qui quitta enfin la cour de France pour se faire l'humble servante de Jésus-Christ dans cette maison qu'elle avait bâtie et Héresvide, reine d'Angleterre, qui vint chercher dans Chelles le repos que les grandeurs et les plaisirs du monde ne peuvent donner. Elle y voyait aussi les plus nobles filles du royaume, que son éminente sainteté y avait attirées mais, plus elle se voyait élevée, plus elle était petite à ses propres yeux, et l'abaissement des têtes couronnées sous ses commandements ne servait qu'à l'humilier davantage.
Elle avait un désir incroyable du martyr ; mais, comme les bourreaux manquaient à sa ferveur, elle se fit le bourreau d'elle-même par les rigueurs qu'elle exerça sur son corps, tant dans la force de son âge que dans sa vieillesse ; car, bien loin de prendre alors les soulagements que cet âge, joint à sa qualité d'abbesse, semblait demander, elle demeura constamment, non seulement dans l'observance des jeûnes et des veilles de la règle de Saint-Benoît qu'elle avait établie dans sa maison, mais encore dans toutes les autres pratiques de la pénitence que ses premières ferveurs lui avaient inspirées. Enfin, après une longue vie, pleine de mérites et de bonnes œuvres, une petite fièvre l'enleva de la terre pour la faire régner dans le ciel.
Sources :
« Sainte Bertille, vierge, première abbesse de Chelles, au diocèse de Meaux », dans Paul Guérin, Les Petits Bollandistes : du 28 octobre au 30 novembre, t. XIII, Paris, Bloud et Barral, 1876, p.203 (en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k30743s/f209.item)