Sous le règne de Charles, surnommé Martel à cause de ses exploits, ainsi que le rapportent les chroniqueurs, le Seigneur fut contraint par les abominations des pécheurs de châtier le genre humain. Espérant que la crainte du châtiment arrêterait les uns sur le bord de l'abîme, et que l'horreur de leurs maux ramènerait les autres de leurs égarements, Dieu se servit, comme instrument, de la cruauté des païens. Aussitôt une armée d'Agaréniens, de race exécrable, sortirent du pays qu'ils habitaient et envahirent les contrées de la Gaule. Ces hordes barbares, dépourvues de tout sentiment d'humanité, se répandirent de tous côtés, pillant et dévastant principalement les côtes, et atteignirent la Narbonnaise. Là comme ailleurs ils amoncelèrent les ruines et formèrent le projet de s'établir dans cette province et d'y abolir le nom du Christ.
Les chrétiens resserrés entre les Alpes et la mer prirent peur et, abandonnant les villes et les châteaux forts, s'enfuirent dans les montagnes pour échapper aux mains des barbares. Le spectacle de cette confusion faisait pitié à voir. L'ennemi promena le carnage dans toute l'étendue du pays et réduisit en solitude la région presque entière. Il était lamentable de voir ces contrées, autrefois si riches et si agréables, dévastées comme le désert, les villes remarquables et florissantes détruites de fond en comble, les châteaux démantelés, les places fortes ruinées. Les barbares se ruèrent également sur les bergeries du Christ et massacrèrent d'innombrables chrétiens. Ceux-ci en effet avaient essayé, sous la conduite de chefs illustres et vaillants, de résister au flot envahisseur ; mais tous furent exterminés par le glaive des Sarrasins.
Quand il n'y eut plus rien sur terre ni sur mer qui pût attirer la rage de ces barbares, ils se précipitèrent dans l'île de Lérins. Depuis de longs siècles cette île était comme la demeure de la religion ; elle possédait un essaim de moines extrêmement nombreux, et jouissait, par-dessus toutes les autres îles, d'une réputation de sainteté qui rayonnait de toutes parts jusqu'aux confins de l'Église. À l'époque de l'invasion des Sarrasins, le monastère de Lérins avait à sa tête un saint abbé, nommé Porcaire. C'était un homme remarquable à tous les points de vue, qui enseignait, par ses exemples aussi bien que par ses paroles, à la troupe nombreuse de ses disciples à bien accomplir le service divin. Sous la direction d'un tel maître, les moines de Lérins firent de si prodigieux progrès dans la sainteté, que de tous les points de la Gaule on réclamait des moines de ce monastère, soit pour en faire des évêques, soit pour en faire des abbés.
Or donc, lorsque la troupe furieuse des Agaréniens eut dévasté toute la province, et fait mourir un grand nombre de fidèles à cause de leur attachement au Christ, un ange du Seigneur apparut en songe au bienheureux Porcaire, dix jours avant leur arrivée à Lérins, et lui dit : « Lève-toi promptement et cache les reliques sacrées, que le Seigneur veut voir conservées en cette île durant la suite des siècles. Ce lieu va être souillé par les barbares et en même temps consacré par le sang des moines, après avoir été sanctifié par leurs prières, leurs veilles, leurs abstinences et l'offrande si souvent répétée du saint sacrifice de la liturgie. Arme-toi de courage et anime tes frères, de peur que, se laissant gagner par la peur, ils ne viennent à faillir dans la foi et à perdre la vie éternelle que le Seigneur tient préparée pour tous ceux qui combattront loyalement et courageusement jusqu'à la mort pour la confession de son nom. » Le bienheureux Porcaire, s'étant réveillé, aperçut un rayon d'éclatante lumière descendant du ciel jusqu'à la terre. Il en conclut que la vision dont il venait d'être favorisé était véritable, et, tout rempli de joie, il alla se prosterner devant l'autel de l'apôtre Pierre, patron des habitants de Lérins. Il le supplia par ses prières et ses larmes de venir à son secours et de protéger la troupe de ses disciples qui mettaient en lui tout spécialement leur espérance. Et en achevant ces mots, il se prosterna à terre.
Les moines, attristés de voir leur père dans l'angoisse et les larmes, accoururent le relever et lui demandèrent quelle était la cause d'une si grande douleur.
Saint Porcaire, après avoir célébré avec grande dévotion la liturgie du Saint-Esprit, réunit ses frères, au chapitre et leur dit : « Mes bien chers enfants, je vous annonce une joie qui durera éternellement. Vous savez en effet comment Dieu a pris tout spécialement en affection cette île, comment il l'a sanctifiée, comment il y a planté, cultivé et propagé l'arbre saint de l'état religieux, comment du tronc vigoureux enraciné en ce lieu il a fait pousser des branches pleines de sève qui se sont étendues jusqu'aux confins de l'univers, comment il a multiplié les tentes autour de ce pavillon béni, comment enfin il l'a fait prospérer plus que tous les autres monastères. Or maintenant, comme un bon père de famille, Dieu vient visiter la vigne qu'il a plantée d'une manière si merveilleuse ; il convoque ses fidèles colons à laver leurs robes dans son sang, et il se tient tout prêt à les servir après les avoir fait asseoir aux noces de l'Agneau, époux des âmes. »
À peine le saint abbé eut-il cessé de parler qu'un nuage resplendissant apparut au-dessus de tous les moines présents, et chacun d'eux entendit une voix sonore qui, sortant de ce nuage, leur dit : « Venez, mes enfants bénis, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès l'origine. » Le bienheureux Porcaire reprit alors la parole. « Mes frères et pères bénis, leur dit-il, voici que notre doux Seigneur Jésus-Christ, qui dans son infinie miséricorde a daigné souffrir pour nous et réparer toutes nos fautes, afin que nous puissions suivre sans entraves l'Agneau sans tache, voici, dis-je, qu'il vous invite à entrer en participation de sa gloire éternelle par le moyen du martyre. Ne vous troublez pas, mais demandez au Seigneur la force de subir glorieusement cette épreuve, afin de vous procurer à jamais le bonheur éternel qui vous est proposé. Sachez que dans dix jours nous serons assaillis par les ennemis de la foi chrétienne, qui, vous le savez, ont déjà égorgé tant d'innocents. Purifiez donc vos cœurs des souillures de la chair, afin de vous offrir purs à notre Seigneur Jésus-Christ. » Tous les moines, aspirant ardemment à cette insigne faveur du martyre, se mirent alors à verser des larmes de joie. Le bienheureux abbé ajouta : « Cachons nos vénérables reliques, mes enfants, de peur qu'elles ne tombent au pouvoir des sacrilèges. » Les moines obéirent aussitôt, et saint Porcaire dit ensuite : « Vous savez que nous élevons parmi nous seize enfants et trente-six adolescents : je crains qu'ils ne se laissent séduire par les caresses ou effrayer par les menaces des impies ; je conseille donc de les envoyer en Italie. Quand l'orage furieux qui nous menace aura cessé, ils reviendront à Lérins, rebâtiront ce saint monastère et entoureront de nouveau d'un culte les reliques que nous venons de cacher. » Tous approuvèrent cette résolution, et le bienheureux Porcaire, réitérant ses exhortations, dit à ses moines : « Examinez-vous avec soin, et si quelqu'un d'entre vous redoute le martyre, qu'il s'embarque avec les enfants, de peur de défaillir dans le combat suprême ; n'oublions pas que les tendances de la chair sont opposées à celles de l'esprit. »
Les saints moines s'examinèrent scrupuleusement durant deux jours, et ils se trouvèrent cinq cents fermement résolus à endurer courageusement le martyre pour le nom du Christ. Désirant ardemment verser leur sang pour la foi, ils s'y préparent par des oraisons multipliées. Lorsqu'ils reçurent les sacrements de l'Église, ils s'aperçurent que deux d'entre eux, jeunes encore, s'étaient laissés gagner par la crainte d'une mort violente, et étaient allés se cacher dans une grotte située sur le rivage.
Les hordes des Sarrasins abordèrent bientôt à Lérins, en poussant contre les saints des cris de haine et de mort. Ils abattent les églises, brisent les croix, profanent les autels et tous les ustensiles sacrés, et se saisissent des moines innocents. Ils commencèrent par leur faire endurer de nombreux supplices pour leur faire révéler le lieu où ils avaient caché leurs richesses. Comme ils n'avaient trouvé, en fait de butin, que les vêtements grossiers qui servaient aux moines, ils séparèrent des vieux les jeunes moines, et promirent à ceux-ci de riches récompenses, s'ils consentaient à embrasser leur religion, les menaçant en même temps de tortures diverses s'ils s'y refusaient. La vue de cette épreuve à laquelle on soumettait leurs jeunes confrères affligea et effraya les anciens. Ils prièrent et soupirèrent vers le Seigneur, pour l'amour duquel ils se livraient à la mort, de soutenir ces jeunes moines par sa grâce et de ne pas les laisser faiblir. Les barbares se ruèrent comme des chiens enragés sur les vieillards et leur firent endurer les plus atroces tortures : puis, s'adressant aux jeunes, ils les invitèrent à ne pas s'exposer à de semblables maux, mais plutôt de consentir à jouir en leur compagnie des biens de ce monde. Les jeunes moines ayant résisté vaillamment, comme leurs anciens, aux caresses et aux menaces, les Sarrasins les firent mourir au milieu de supplices divers. Ils ne réservèrent de cette sainte et vénérable troupe que quatre jeunes gens, robustes de corps et beaux de visage, qu'ils enfermèrent dans le vaisseau de leur chef. Tous les autres eurent à endurer successivement les opprobres et les insultes de tous genres ; les sauvages barbares les piquèrent avec leurs lances, les sabrèrent avec leurs glaives, et enfin leur tranchèrent la tête.
Les deux des moines, Columbus et Eleutherius, qui s'étaient cachés, ainsi que nous l'avons dit, dans un creux de rocher, aperçurent alors par une fente de la caverne les âmes de leurs confrères martyrisés qui resplendissaient dans les airs comme autant d'étoiles, et qui s'attendaient mutuellement. Columbus dit alors à Eleutherius : « Ne vois-tu pas comment nos frères, tout rayonnants de la gloire du martyre qu'ils viennent d'endurer, montent au ciel et nous invitent à les suivre ? Allons donc, nous aussi, conquérons une couronne et montons en même temps qu'eux vers le Seigneur. » Eleutherius n'ayant pas consenti à sortir de sa retraite, Columbus s'élança seul dehors, et fut promptement réuni au groupe de ses frères glorieux par les barbares qui lui tranchèrent la tête.
Le meurtre de tous les moines n'ayant pas suffi à assouvir la rage des barbares, ils se ruèrent sur les églises et les autres édifices sacrés de l'île de Lérins, les renversèrent, les rasèrent, et brisant en mille pièces les colonnes artistement sculptées du sanctuaire, ils jetèrent les débris à la mer, en haine du Christ et de la religion catholique. Leur fureur apaisée, les Sarrasins abandonnèrent tout et s'embarquèrent. Ayant fait escale à un lieu nommé, Agathon (Agay), les quatre moines qu'ils emmenaient captifs, obtinrent d'eux la permission de descendre à terre et de s'écarter un peu pour satisfaire les besoins de la nature. Ils s'enfoncèrent alors dans un fourré, et avec la protection divine, ils parvinrent à s'enfuir à travers les bois.
Après avoir marché toute la nuit, ils arrivèrent en un lieu nommé l'Autel de la Lumière. Ils trouvèrent heureusement une barque amarrée au rivage, et s'en étant emparés, ils abordèrent au point du jour à l'île de Lérins.
Quand ils aperçurent les vénérables corps de leurs pères tout couverts de blessures, tout déchirés, on imagine quels ne furent pas les gémissements, les larmes, les soupirs qui s'échappèrent du plus profond de leurs cœurs. Ils s'affligeaient surtout en pensant qu'ils n'avaient pas été jugés dignes de conquérir la gloire du martyre en compagnie de ces bienheureux. Leurs sanglots éclatèrent, et leurs lamentations s'entremêlaient et se répondaient.
Eleutherius, ayant entendu de loin leurs gémissements, sortit de sa retraite et vint se joindre à ses frères, les larmes et les sanglots redoublèrent à son arrivée (c'était pitié de voir ce spectacle) ; ils s'apitoyaient sur la mort des moines leurs frères, et Eleutherius se repentait d'avoir manqué de courage, alors qu'il pouvait, en suivant Columbus, entrer triomphant dans la gloire en la société des martyrs. Mais c'était la Providence divine qui avait voulu le conserver en vie, afin qu'il pût révéler à la postérité tout ce dont il venait d'être témoin et qu'on célébrât dignement, durant la suite des siècles, le jour anniversaire du martyre des saints moines.
Lorsque le soleil se leva sur l'île de Lérins, une nuée, d'oiseaux marins remplit les airs, et se mit à pousser des cris plaintifs, comme pour pleurer la perte de si vénérables moines. Ils continuèrent ainsi jusqu'à ce que les corps fussent ensevelis. Quand les quatre moines infortunés ainsi que l'homme de Dieu Eleutherius eurent séché leurs larmes, ils célébrèrent les funérailles de leurs frères avec tout l'honneur, et la pompe possibles et ensevelirent les corps sacrés dans l'île même de Lérins ; puis abandonnant, non sans verser beaucoup de larmes, cette terre enrichie désormais d'un si précieux trésor, ils firent voile vers l'Italie, dans l'intention d'en ramener leurs compagnons. En passant à Rome, ils informèrent le souverain pontife du massacre des saints moines et de la ruine du monastère de Lérins.
Ces vénérables martyrs furent couronnés vers l'an 730 de notre Seigneur, la veille des Nones d'août. Quelques années après ces désastres, lorsque la puissance des Francs eut expulsé les barbares de la province, l'homme de Dieu Eleutherius revint d'Italie avec les moines ses compagnons et travailla à relever de ses ruines le monastère de Lérins et à lui rendre son ancienne prospérité.
Quant à nous, mes frères très chers, vénérons aujourd'hui ces martyrs, nos pères, qui par leurs jeûnes, leurs veilles, leurs prières et l'oblation du saint sacrifice, ont sanctifié cette île de Lérins et l'ont élevée à un si haut degré de gloire, qu'on peut lui appliquer les paroles du psaume : Que de choses merveilleuses on dit de toi, ô cité de Dieu ! C'est en se tenant étroitement attachés au Seigneur qu'ils ont procuré à leur monastère cette célébrité qui s'est étendue dans tous les pays chrétiens. Célébrons donc ce jour en chantant avec un cœur pur des hymnes et des chants de joie, et supplions le Seigneur de nous accorder, par l'intercession des saints martyrs, la grâce de jouir en leur société des récompenses éternelles. Par notre Seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne dans les siècles des siècles. Amen.
Sources :
« L'abbé Porcaire et cinq cents moines de Lérins » (texte mis en ligne par archimandrite Cassien Braun : http://orthodoxievco.net/ecrits/vies/martyrs/aout/porcaire.htm)
« Saint Porcaire, abbé de Lérins, et ses compagnons, martyrs », dans Paul Guérin, Les Petits Bollandistes : du 24 juillet au 17 août, t. IX, Paris, Bloud et Barral, 1876, p.486 (en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k30739j/f492.item#)