Victrice naquit dans la Morinie, vers l'an 330, sous le règne de Constantin le Grand ; il était de famille illustre, reçut une éducation fort distinguée et embrassa la carrière des armes. Il eut le bonheur de connaître Jésus-Christ, et il est assez vraisemblable que l'on doit mettre sa conversion dans le temps où Julien l'Apostat entreprit de rétablir le paganisme dans ses armées.
Victrice employa le moyen suivant pour mettre sa vertu à couvert des dangers auxquels elle était exposée. Un jour que toutes les troupes étaient assemblées, il s'avança au milieu du camp et déposa son habit militaire avec ses armes aux pieds du tribun, en lui disant qu'il ne pensait plus qu'à se revêtir intérieurement de la paix et de la justice chrétienne. Le tribun, qui était idolâtre, ordonna qu'il fût fouetté, et le fit meurtrir de coups. Ce supplice, dit saint Paulin, n'abattit point le serviteur de Dieu, parce qu'il était fortifié par la croix de Jésus-Christ. Ayant été conduit en prison, on le coucha nu sur des têts de pots cassés, afin d'activer encore l'ardeur de ses vives souffrances et d'empêcher les plaies de se fermer. Ce nouveau genre de torture ne servit qu'à donner plus d'éclat à sa constance. Rien ne pouvant l’ébranler, il fut présenté au comte ou général de l'armée, qui le condamna à perdre la tête.
Soutenu par les consolations que Dieu répandait dans son âme, il marcha courageusement au lieu du supplice. Celui qui devait faire l'exécution l'insultait en le conduisant, et affectait de marquer avec sa main l'endroit de son cou qu'il projetait de frapper. Mais il fut puni de son insolence en perdant la vue sur-le-champ. Ce miracle fut suivi d'un autre. Le geôlier avait lié le saint si étroitement, que les chaînes étaient entrées dans la chair. Victrice pria les soldats de le desserrer tant soit peu. N'ayant pu obtenir ce qu'il demandait, il implora le secours de Jésus-Christ, et aussitôt les chaînes lui tombèrent des mains. Personne n'osa lier de nouveau celui auquel Dieu avait rendu la liberté. Les gardes, étonnés, coururent annoncer au comte ce qui venait d'arriver. Celui-ci, frappé du double miracle, fit son rapport au prince, devint le défenseur de celui qu'il avait condamné, et lui obtint la vie avec la liberté. Toutes ces circonstances sont rapportées dans la lettre que saint Paulin écrivit à saint Victrice lui-même en 399.
On ne sait où saint Victrice se retira après sa conversion. Il est vraisemblable toutefois qu'il se retira dans la solitude de Ligugé, près de Poitiers, et qu'il s'y exerça à toutes les vertus sous la direction des illustres saints Hilaire et Martin. La suite de sa vie est une preuve éclatante de la ferveur avec laquelle il s'était préparé aux travaux apostoliques. Nous apprenons de saint Paulin qu'il alla porter le flambeau de la foi dans la contrée de la Gaule-Belgique, habitée par les Morins et les Nerviens, laquelle fait maintenant partie de la Picardie, du Hainaut et de la Flandre. Les progrès de l'Evangile y avaient été jusque-là peu considérables. Mais Victrice n'y eut pas plus tôt paru, que cette terre inculte, avec ses rivages sablonneux et ses déserts arides, devint un des plus beaux parterres des jardins de l'Epoux. Le nom de Jésus-Christ retentit de toutes parts, et il n'y eut presque personne qui ne se rangeât sous son empire. On bâtit des églises, on forma des monastères les villes, les campagnes, les îles, les forêts se peuplèrent de saints en un mot, les idoles tombèrent et Jésus Christ régna. Nous suivons ici saint Paulin, et nous nous servons même de ses expressions.
Les uns prétendent que saint Victrice fit cette mission avant d'occuper le siège de Rouen ; les autres soutiennent le contraire. Le premier sentiment nous paraît le plus probable. Peut-être que le saint était alors évêque régionnaire. Il fut, au rapport de saint Paulin, élevé à l'épiscopat par le Siège apostolique, vers l'an 385.
Il eut une liaison fort intime avec saint Martin de Tours. II se trouva avec lui à Vienne, sur le Rhône, lorsque saint Paulin vint le consulter sur le choix de sa retraite, et il était alors pasteur de l'Eglise de Rouen. Ce fut la première et même l'unique fois que saint Paulin vit notre saint évêque. Il assure que cette courte entrevue suffit pour lui faire concevoir la plus haute idée de sa sainteté, et pour le pénétrer d'amour et de vénération pour sa personne. On lit dans Sulpice-Sévère que saint Victrice était encore avec saint Martin, à Chartres, lorsqu'un homme de cette ville amena à ce dernier sa fille, muette de naissance, pour le prier de la guérir. Le saint évêque de Tours voulut la renvoyer à Victrice et à un autre évêque nommé Valentinien, disant qu'ils étaient tous deux plus puissants que lui auprès de Dieu. Mais ils se joignirent l'un et l'autre au père de la fille pour demander sa guérison, et ils l'obtinrent en effet.
Cette amitié, cette estime de saint Martin pour saint Victrice était appuyée sur les fondements les plus solides. Il connaissait le fruit que ses prières, ses exemples et ses travaux produisaient dans le diocèse de Rouen, dont il était évêque. « Auparavant », disait saint Paulin, « la ville de Rouen était assez peu connue des autres nations mais sous Victrice elle devint une nouvelle Jérusalem, et son nom fut célèbre parmi les plus illustres Eglises du monde chrétien. Les apôtres choisirent cette ville, où ils étaient autrefois étrangers, pour y faire reposer leur esprit ; et, en y allumant dans les cœurs des fidèles les flammes du divin amour, ils font éclater les merveilleux effets de la puissance du Seigneur. On y voit un grand nombre d'églises, où l'on chante les psaumes sacrés avec un concert mélodieux, et des monastères nombreux dont les habitants, par la perfection des conseils évangéliques, élèvent chaque jour de nouveaux trophées à la religion. On y trouve de toutes parts des vierges qui, par leur pureté, font de leurs corps et de leur cœur un sanctuaire digne de Jésus-Christ ; des veuves qui ne cessent nuit et jour de s'appliquer au service de Dieu et à l'exercice des œuvres de charité ; des personnes qui, quoique engagées dans le mariage, gardent la continence, et qui, par la ferveur et la continuité de leurs prières, donnent au monde le plus édifiant spectacle ». Tel est le témoignage que saint Paulin rendait, du fond de l'Italie, à l'église de Rouen, au zèle et à la sainteté de son pasteur.
Quelques troubles s'étant élevés parmi les évêques de la Grande-Bretagne, Victrice fut appelé pour les apaiser. Il justifia l'idée que l'on avait conçue de lui ; il vint à bout par sa patience et sa charité d'y établir le calme et la paix. Ceci arriva quarante ans avant que saint Germain d'Auxerre passât dans le même pays pour confondre les Pélagiens.
Victrice était à peine de retour dans son diocèse, qu'il apprit que saint Ambroise et quelques autres évêques lui envoyaient des reliques, et que celui qui les apportait était peu éloigné de Rouen. Il alla au-devant de lui par respect. Il n'y avait pas longtemps qu'il avait reçu, probablement par la même voie, des reliques de saint Jean-Baptiste, de saint André, de saint Thomas, de saint Luc, de saint Gervais, de saint Protais et de saint Agricole. La nouvelle caisse en contenait une plus grande quantité et il y en avait de saint Jean l'Evangéliste, de saint Procule de Bologne, de saint Antonin de Plaisance, de saint Saturnin et de saint Trajan de Macédoine, de saint Nazaire de Milan, des saints Muce, Alexandre, Daty et Chindé, et des saintes Rogate, Léonide, Anastasie et Anatolie. Victrice nous donne lui-même les noms de tous ces Saints, dans le discours qu'il fit à cette occasion. Saint Ambroise, ayant fait la découverte des reliques de saint Gervais et de saint Protais à Milan, après la mort de l'empereur Théodose, arrivée le 17 janvier 375, et de celles de saint Nazaire et de saint Celse, peu de temps après, mourut en 397. Il faut donc placer l'envoi de ces mêmes reliques à Rouen vers l'an 396.
Saint Victrice, pour les placer décemment, bâtit une église dans sa ville épiscopale, et il en fit la translation avec beaucoup de solennité, lorsque le bâtiment eut été achevé. Il nous a laissé une description de cette cérémonie, dans le discours dont nous venons de parler. Il y prend la défense des vierges et des veuves contre l'hérésie de Jovinien, qui avait été condamnée depuis peu dans les conciles de Rome et de Milan. Il y oppose aux Ariens une profession de foi exacte sur la Trinité ; il s'y félicite d'avoir la même foi que les apôtres et les martyrs, et il ajoute que la confession que nous en faisons, tant dans la peine que dans la joie, obtient la grâce et le salut. En décrivant la procession qui se fit pour la cérémonie de la translation, il dit : « Ici se présente en foule la troupe des moines, exténuée par les jeûnes ; là, de nombreux essaims d'enfants innocents font retentir les airs des sons joyeux de leurs voix ici, le chœur des vierges dévotes porte l'étendard de la croix là, se joint une multitude de continents et de veuves ». Il exhorte les fidèles à regarder les martyrs comme leurs protecteurs. « Il nous faut », dit-il, « embrasser dévotement ces précieux restes des supplices, et y chercher, comme l'hémorroïsse à la frange de l'habit du Sauveur, la guérison de nos plaies ». Il ajoute, en parlant de lui-même : « Vous voyez devant vous, et à votre service, un soldat éprouvé par les années, vieilli dans les combats, endurci à la fatigue et aux veilles qui n'estime la vie présente que par ses rapports avec l'éternité, et qui ne se croit jamais plus riche que lorsqu'il a les mains chargées des reliques des Saints. Leurs domiciles sont dans le ciel mais ils sont ici comme des hôtes à qui nous pouvons adresser nos prières ». Il montre que le don des miracles et le gage de leur sainteté ne sont pas moins dans les petites parties de leurs reliques que dans le tout.
On croit que l'église que saint Victrice fit bâtir pour les reliques qu'on lui avait envoyées d'Italie est celle qui porte, à Rouen, le nom de Saint-Gervais. Elle est à l'endroit où saint Mellon avait été enterré, et il est à présumer qu'on avait précédemment élevé un oratoire sur le tombeau de ce saint. Cependant on accusa saint Victrice d'errer dans la foi, et il est probable que cette erreur prétendue avait la Trinité pour objet ; mais il ne lui fut pas difficile de se justifier. On doit peut-être attribuer à cette accusation le voyage qu'il fit à Rome, vers l'an 403, sous le pontificat d'Innocent 1er.
Le désir qu'il avait de rejoindre son troupeau l'empêcha d'aller voir, à Nole, saint Paulin, son ami. Celui-ci s'en plaignit dans une lettre qu'il écrivit sur la fin de l'année 404. Il y dit qu'il avait été indigne de recevoir une si grande consolation. Il y insère une profession de foi sur les mystères de la Trinité et de l'Incarnation. Il s'y réjouit de ce que Victrice a confondu la calomnie, de ce qu'il a triomphé de ses ennemis, et de ce qu'une épreuve passagère avait opéré pour lui un poids éternel de gloire. Saint Victrice ayant consulté le Saint-Siège sur quelques points de discipline, le pape Innocent Ier lui adressa, en 404, une décrétale contenant treize articles qui avaient principalement le clergé pour objet. La continence y était fortement recommandée aux clercs. Il y avait aussi des règlements pour les vierges qui ont choisi Jésus-Christ pour époux et qui ont reçu le voile sacré de la main du prêtre. Saint Victrice vécut encore quelques années sur le siège de Rouen, dont il était le huitième évêque. Il mourut vers l'an 407. Sa fête est marquée au 7 août dans les martyrologes de France et dans le romain moderne. C'est aussi en ce jour qu'on la célèbre à Rouen.
Sources :
« Saint Victrice, archevêque de Rouen, apôtre des Morins et des Nerviens », dans Paul Guérin, Les Petits Bollandistes : du 24 juillet au 17 août, t. IX, Paris, Bloud et Barral, 1876, p.367 (en ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k30739j/f373.item)